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Entretien avec Isabelle Motrot

Entretien avec Isabelle Motrot

 

Isabelle Motrot, directrice de la rédaction du magazine Causette, membre du jury du prix Hors Concours 2020

Entretien par Anna Laillet

Isabelle Motrot ©Anna Laillet

Isabelle Motrot ©Anna Laillet

Temps de lecture : 6mn

Quand êtes-vous arrivée
à Causette ?

 

Je suis arrivée en 2013, mais je suis directrice de rédaction depuis 2017. Il y a eu une période du rachat par le groupe Hildegarde, qui a aussi Le Film français et Première. Ils ont également des boîtes d’animation : Les Armateurs et Folimage. J’étais adjointe de la rédactrice en chef jusqu’à 2017 et ensuite je suis devenue rédactrice de la rédaction.

En entretien je demande souvent un petit tour d’horizon du parcours, mais en allant sur votre page Wikipedia, je me suis dit que ça serait long...

 

Ah oui c’est compliqué ! Mais c’est parce que je suis très vieille en plus ! J’ai fait de la radio, de la télé, et tardivement de la presse écrite. J’ai commencé en tant que pigiste chez Causette. Au début je faisais des papiers cinéma, c’était ma spécialité. De fil en aiguille, je me suis occupée de toutes les pages culture, puis je suis devenue adjointe, ensuite je me suis occupée des Hors-série, et aujourd’hui directrice de la rédaction.

Vous travaillez uniquement pour Causette maintenant ?

 

Oui, juste Causette. À partir du moment où j’ai été intégrée à la rédaction, j’ai fait de moins en moins de choses à côté.

Par choix ou par obligation ?

 

J’avais fait le tour : la télé j’en avais marre, la radio j’aime toujours mais ça ne s’est pas fait. Je bossais avec Laurent Ruquier sur Europe 1, ça m’allait très bien, ça me faisait rire. À ce moment-là il est parti faire Les Grosses têtes sur RTL, et d’un commun accord, je ne l’ai pas suivi. Ça faisait dix ans que je faisais son émission, mais Les Grosses têtes et Causette ne sont pas forcément sur la même longueur d'ondes. Je pourrais, il y a un tas de gens qui font ça, mais c’était un drôle de mélange. J’aime toujours bien Laurent. Mais franchement, je n’avais plus le temps.

Vous avez l’air d’être vraiment dégoûtée par la télé.

 

Être une femme à la télé c’est compliqué. Il fallait être une femme à veste, c’est-à- dire les femmes qui font de l’info, là ça va. Sinon il faut faire du divertissement, être jolie, marrante, jeune, vous n’avez pas d’autre choix. Ça me plaisait de faire des chroniques à droite, à gauche, mais c’était déjà comme ça. Et se battre pour avoir une émission, je n’en avais pas envie. Et puis à la télé, les ambitions intellectuelles, c’est un gros mot. Être féministe, ça n’existait pas.

On ne pouvait pas le dire ?

 

C’était ringard ! L’image, c’était la féministe des années 70 avec du poil aux pattes, c’était encore l’image incroyable qu’on avait. Ou alors c’était des petites dingues hystériques, borderline, lesbiennes, forcément. On était vraiment là-dedans. Après, ça c’est plus nuancé, c’est devenu acceptable. Aujourd’hui on a eu MeToo mais à l’époque... Et je dis « époque » consciemment : c’était vraiment une autre époque.

« Féminisme » c’est un mot qu’on commence à s’approprier, mais il y a encore des gens qui disent : « Je ne suis pas féministe, je suis pour l’égalité femmes-hommes ». Le mot leur fait peur.

 

Je pense qu’on arrive au bout, que ça va bientôt se terminer. À propos du mot, parce que concernant le fond, pas encore.

Mes convictions se sont renforcées au fur et à mesure que je touchais du doigt les limites qui m'étaient imposées.

Est-ce que vous avez eu un déclic féministe ?

 

Non, ce qui est assez curieux parce que ce n’était pas un enjeu pour mes parents. Il n’y avait pas de discussion là-dessus. Je l’étais sans l’être. Je ne me suis pas posé la question pendant vraiment très longtemps. Et j’ai commencé à trouver que c’était difficile de parler des femmes dans les années 90. Parce que je faisais de la télé, j’ai commencé à me rendre compte qu’il y avait des limites qu’on ne pouvait pas franchir facilement. Je le savais, mais j’ai touché du doigt une limite à ce moment-là.

On conscientise, peut-être.

 

Voilà, mais je n’ai pas changé. Jusque là je ne m’étais pas rendu compte à quel point les gens n’étaient pas comme moi, ne pensaient pas comme mmoi à ce sujet. J’étais dans un milieu culturel, j’ai commencé en faisant de la radio à France Inter, on pouvait avoir des convictions féministes. Il m’a fallu du temps pour me rendre compte que ce n’était pas si simple : je pensais que c’était évident qu’il fallait l’être.

C’est en réalisant que cette évidence personnelle n’était pas une évidence collective ?

 

C’est quand j’ai commencé à faire de la critique de cinéma avec un point de vue féministe que j’ai réalisé qu'il y avait une résistance lors des émissions chez Ruquier. Lorsque je suis arrivée à Causette, j’ai eu envie de poser mes valises, j’étais fatiguée de tout ça. Faire de la télé c’est suivre des rails : accepter de ne jamais faire d’émission politique sauf si on entre dans cette petite case du journaliste politique. Sinon il ne fallait pas afficher d’opinion politique.

Souvent on est dans un cercle où tout le monde a sensiblement les mêmes opinions, en tout cas dans un cercle amical. Être confronté, au travail, à des gens qui sont si différents, ça peut être très fatigant : on doit se battre pour essayer de faire entendre cette voix à des gens qui ne veulent pas l'entendre.

 

Oui, voilà. Mais mes convictions se sont renforcées au fur et à mesure que je touchais du doigt les limites qui m’étaient imposées. De « normalement féministe » je suis devenue vindicative.

Quels sont les premiers ouvrages que vous avez lus sur le féminisme ? Et les premiers ouvrages à conseiller à des gens qui veulent s’intéresser à la question féministe ?

 

C’est tout à fait cliché mais j’ai lu Mémoires d’une jeune fille rangée, de Simone de Beauvoir, quand j’avais 14 ans, c’était génial. De là à conseiller ce livre aujourd’hui, ce n’est pas possible, de nos jours il y a tellement de choses à lire ! Pour prendre parmi les plus récentes, je dirais qu’il y a Beauté fatale ou Sorcières, de Mona Chollet. Mais il y a tellement de choses ! Ce qui est bien, c’est que le féminisme s’est radicalisé pour certaines, ouvert pour d’autres, et qu’il y a toutes sortes de féminismes aujourd’hui. Le vrai pas en avant c’est qu’il y a davantage de livres avec un point de vue féministe.

La femme brouillon, d’Amandine Dhée, qui a gagné le prix Hors Concours 2017, ça a dû beaucoup vous plaire ?

 

Ah oui, j’avais adoré ! J’étais contente, c’était vraiment mon cheval de bataille. C’est là où on voit que le féminisme a vraiment avancé : il y a toutes sortes de choses qu’on peut mesurer à l’aune du féminisme. C’est vraiment positif. Je suis assez optimiste concernant les droits des femmes.

Ça n'a l'air de rien, mais le vocabulaire est très important. On a l'impression que c'est un peu annexe, mais non, il faut tenir tout ça jusqu'au bout.

Dans une interview vous disiez qu’en tant que féministe « Il ne faut rien laisser passer ». Ça veut dire qu’il y a une volonté éducative. Ça m’a fait penser à Océan, qui est un homme transgenre et qui disait dans son documentaire que ce n’était pas son rôle : les informations sont là, disponibles. Il y a une lassitude de se dire que c’est encore aux mêmes de prendre cette charge sur eux et elles.

 

C’est vrai que c’est compliqué. D’ailleurs Océan tient une chronique sur Causette, Au lance-flammes, et l’année dernière c’était Titiou Lecocq qui écrivait dedans. En ce qui concerne Océan, ça se double d’une histoire personnelle très impliquante. Ce n’est pas seulement de l’info qu’il fait, c’est qu’à chaque fois il est re-confronté à ce parcours un peu douloureux, je comprends bien que ce n'est pas le même vécu que moi, qui n’ai pas d’histoire douloureuse. Je pense qu’il ne faut rien lâcher quand même. Par exemple, j’avais plein d’amies, qui pourtant sont féministes, qui étaient réticentes à employer le mot « racisé ». Ce n’est pas du féminisme pur, mais ça se rejoint. Pour elles, « racisé » c’était du jargon. Même le mot « féminicide », elles ne le disaient pas. Au début, beaucoup de gens disaient « Ça n’existe pas, ce sont des femmes qui sont tuées, tu dis “homicide“ pour la race humaine ». J’ai pris plein de temps à expliquer aux gens pourquoi « racisé » c’était important. En fait, c’est un verbe intransitif. C’est-à-dire « racisé par le regard de l’autre ». C’est comme quand on dit « Je suis ostracisé ». « Féminicide » c’est pareil : il a fallu un moment mais ça commence à rentrer. Je trouve que c’est très bien de ne pas avoir lâché là-dessus. Ça n’a l’air de rien mais le vocabulaire est très important. On a l’impression que c’est un peu annexe, mais non, il faut tenir tout ça jusqu’au bout.

C’est vrai, je me souviens quand les féministes s’étaient levées pour la suppression de « Mademoiselle ». Je n’avais pas saisi l’enjeu à l’époque, et maintenant je me rends compte que c’était important. Ça paraît normal aujourd'hui, et on réalise que les mots imprègnent très vite les consciences, sont vite normalisés.

 

C’est pour ça que je pense qu’il ne faut rien lâcher, même sur les détails. Par exemple, si je prends un taxi et que le chauffeur me fait une réflexion ou une blague douteuse, j’essaye toujours d’expliquer. Pas de me fâcher, parce que ça ne sert à rien. En général le mec n’est pas forcément convaincu, mais la prochaine fois qu’il dira : « Vous êtes fatiguée parce que vous avez fait du shopping toute la journée ? », peut-être qu’il se remettra un peu plus en question.

Il y a un discours qui incite à garder son calme, puisqu’aucune pédagogie ne peut prétendre à l’efficacité si elle n’est pas calme, et en même temps on a le droit et la légitimité d’être en colère.

 

Tout à fait. Il y a un bouquin qui est sorti là-dessus, sur les femmes en colère. Le fait de ne pas être en colère est très « féminin ». Les femmes sont douces, calmes, alors que la colère est un vecteur de violences, mais parfois dans le bon sens. C’est comme ça qu’on fait avancer les choses. S’il n’y avait pas eu de colère en 36, il n’y aurait pas eu de Front populaire, de gains sociaux... Ce n’est pas en disant « Excusez-moi, est-ce que par hasard ce serait possible ? ». À un moment il faut accepter ça.

Dans le générique d’Un podcast à soi de Charlotte Bienaimé, il y a cette phrase : « Ça dure toute la vie une évasion, c’est tout le temps à refaire. » Je la trouve très belle, pleine de promesses et d’espoirs et en même temps un peu désespérante.

 

C’est vrai, ça dure toute la vie... Il peut y avoir un côté un peu décourageant, mais je pense que c’est vrai, on n’a jamais fini.

Je crois que ce que je trouve beau, c’est de se dire qu’il y a une lutte commune.

 

Oui, tout à fait. C’est ça qui est beau, cette sororité, qui est aussi une dimension très importante du féminisme. Cette idée de sororité était beaucoup moins revendiquée dans les années 70. Il y avait un côté très revendicatif : les femmes féministes étaient solidaires entre elles, mais pas avec les autres. Alors que maintenant je trouve qu’il y a une dimension nouvelle.

On touche maintenant à d’autres sujets : social, écologie...

 

C’est pour ça que même si le phénomène féministe dans les années 70 s’est éteint de lui-même une fois qu’on a eu le droit à l’avortement, je crois que cette fois-ci ça ne s’arrêtera pas. Je pense que c’est très différent. Parce qu’il y a ce phénomène de sororité et que ça englobe beaucoup plus de choses que juste les femmes.

Vous êtes jurée du prix Hors Concours. C’est la quatrième année consécutive ?

 

Oui, j’aime beaucoup ! Faire un prix pour les éditeurs indépendants c’est génial. Il y a vraiment un esprit dans le prix Hors Concours qui est vraiment agréable. Le protocole qui permet à tout le monde de participer, l’état d’esprit des délibérations, on est super contents de se retrouver, on passe toujours des bons moments. La sélection est toujours d’excellente qualité, et puis j’aime beaucoup Gaëlle. Elle est formidable, elle a un enthousiasme qui soulèverait des montagnes. C’est un vrai bon moment, un rendez-vous que j’attends avec impatience.

L’édition indépendante est aussi un système minoritaire qui se fait contraindre par un système dominant.

 

Oui, c’est un peu comme nous ! C’est pour ça aussi qu’on est si attachées à cette indépendance. Il y a de moins en moins de médias indépendants, les éditeurs sont réunis sous trois ou quatre groupes. Bon, je me dis qu’ils ont tellement regroupé de maisons d’édition qu’ils vont finir par émietter le pouvoir et être moins sous la coupe d’un pouvoir pyramidal, mais c’est un peu navrant.

Les grands prix littéraires ne proposent pas de livres d’édition indépendante.

 

Très peu, effectivement... Dans le prix de Causette, le Prix de l’essai féministe, on essaie d’intégrer des petites maisons d’édition, ou des maisons d’édition indépendantes.

Qu’est-ce que vous attendez d’un livre en 2020 ?

 

C’est très simple. J’attends deux choses, ensemble ou séparément. Un, qu’il me sorte du réel, c’est-à-dire que j’ouvre le livre et je pars. Deux, qu’il m’apprenne des choses. Quand c’est un essai, parfois on finit le livre et on se dit qu’il y a un avant et un après. Et avec un roman, j’ai l’impression d’avoir voyagé. Je veux ouvrir le livre et plonger. Il y a aussi quelque chose de très précieux dans les livres qui vous plaisent vraiment, c’est l’impression d’être « défatiguée ». Ça m’arrive d’être crevée le soir, je prends le métro, je lis, et en arrivant chez moi j’ai l’impression de m’être vraiment reposée. C’est comme la méditation, le yoga ou le sport : vous ressortez de là, c’est comme si vous vous étiez reposée. Les livres, c’est comme ça. On sort de là rafraîchi.

 
 
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