Académie-Hors-concours

Bienvenue

Hors Concours est une manifestation organisée par l’Académie Hors Concours,
avec la coopérative Éditindé.

Entretien avec Irma Pelatan - Deuxième partie

Entretien avec Irma Pelatan - Deuxième partie

 

Irma Pelatan, autrice de L'Odeur de chlore, est la lauréate du prix Hors Concours 2019

Entretien par Anna Laillet

Autoportrait aquatique ©Irma Pelatan

Autoportrait aquatique ©Irma Pelatan

Temps de lecture : 5mn

Vous les avez vus changer ces regards sur votre corps, de vos quatre à dix-huit ans à la piscine ?

 

Oui, on les voit. Ils changent profondément, sur les autres et sur soi-même. C’est un regard genré bien sûr. Comment on échappe à ça ? Comment on est autre chose qu’un objet de séduction ? C’est par le risque, justement. J’ai toujours eu des amis garçons avec lesquels je n’étais pas tenue d’être une femme séduisante et dans les standards. On pouvait exister et se rencontrer autrement. Mais il y a aussi toutes les dynamiques qui peuvent exister entre les femmes quand elles sont soumises au male gaze, au regard masculin et à la compétition. Ce qui m’intéresse, c’est que dès qu’on sort de ça, de la simplicité du corps nu, on met de l’histoire. Dans la maille des maillots de bain il y avait de l’histoire, de la temporalité : il y avait la mairie communiste, le virage libéral des années 90... on est dans cette maille de l’histoire et de la société.

Ça m’a étonnée ce passage où vous mentionnez la vitre qui sépare les nageurs en maillot des visiteurs en vêtements, vous dites que la gêne est du côté des personnes vêtues, pas dévêtues. C’est surprenant, on a l’impression que ça devrait être l’inverse.

 

Oui, et pourtant... Il y a tout la légitimité d’un ordre social. Il y a toute la loi qui est du côté du bassin. C’est un espace qui est très codifié : la semi-nudité est codifiée, dans un projet sportif, de performance, et c’est tout ce projet qui permet cette morgue, comme il permet cette hiérarchie entre les nageurs et les baigneurs. Cet espace-là à travers la vitre est comme un théâtre qui pourrait lui aussi vous voir. Il y a quelque chose autour de la pudeur et de l’impudeur, qui est tout à fait propre à la littérature aussi. Ce que je raconte sur cette vitre-là, on pourrait raconter exactement la même chose sur la communication littéraire, qui est aussi un lieu de retournement des valeurs.

Ce rapport de transformation au monde rend la littérature plus proche de l'action que de la contemplation.

Vous dites que c’est purement autobiographique. Il y a des choses que vous vous seriez refusée à dire ou que vous n’avez pas dites ?

 

J’ai même fait un peu plus que ça. Je vous parlais de l’amnésie tout à l’heure. Je suis finalement très heureuse de ce titre L’Odeur de chlore, ce n’est pas L’Odeur DU chlore : grammaticalement, on sent que le chlore est absent mais on en garde le souvenir sur la peau. Quand on sort de la piscine on le garde pendant longtemps, et quand on est un nageur régulier cette odeur on la garde presque un an après avoir arrêté de nager. Cette idée de l’absence, de quelque chose qui est présent et absent en même temps, qui est agissant, de l’ordre de l’identité, c’est aussi ce que je raconte dans L’Odeur de chlore. Pour moi, dans un livre on peut tout mettre en jeu. On peut jouer avec le rythme, les allitérations, les références, la typo, la pagination, la numération, avec tout ce qui constitue un livre : j’ai envie que tout ça rentre dans mon champ de jeu, d’action. Pour moi la littérature est du côté de l’action. C’est un espace de transformation, il se passe quelque chose. Ce rapport de transformation au monde rend la littérature plus proche de l’action que de la contemplation. C’est pour ça que j’ai envie de tout mettre en jeu, même les blancs. Ils font partie de mon texte au même titre, c’est comme la culbute qui fait partie de la nage autant que la respiration et les mouvements. Ces pages blanches ce sont comme des culbutes. Il y a tout un rapport à la chute aussi. Il y a en particulier un chapitre qui est hors numération, et qui n’a pas la même lettrine que le reste. Ce qui m’intéresse énormément, c’est qu’on peut passer à côté, emporté par l’élan. Dans ce chapitre je raconte quelque chose d’absolument crucial et pourtant on peut complètement passer à côté.

C’est étonnant ce rapport à la mémoire et à l’amnésie. Vous posez des petites choses, des petits événements, et vous ne vous y attardez pas.

 

Oui, ce sont des évocations. Ces petites notes viennent construire quelque chose : une époque, une sensation. C’est en faisant ça que le lecteur participe, je lui demande de remplir les trous, de finir l’histoire. C’est exactement ce que je fais avec ce chapitre dont je parlais, qui raconte à mi-mot un souvenir oublié, qui justifie à lui seul l’écriture du livre. C’était finalement ça que j’étais allée chercher en prenant ce risque dont on parlait tout à l’heure. C’est comme une bulle qui remonte des profondeurs et qui m’a complètement bousculée, transformée. L’Odeur de chlore c’est un livre qui est conçu comme un remord. Si vous avez fermé le livre en vous disant « Mais qu’est- ce qu’on m’a raconté ? », si vous sortez déconcerté en vous disant que vous avez loupé un truc, ça m’intéresse énormément. Ça fait partie de mon livre : il ne s’arrête pas là, aux limites physiques. Il vient questionner cette sensation-là, quand on se dit « Je suis passé à côté de quelque chose ». Ce dont je suis en train de vous parler, c’est ça en fait : quand quelqu’un, en particulier un petit enfant, vous raconte un truc mais ne vous le raconte qu’à moitié. Vous entendez à moitié quelque chose mais vous êtes pris dans votre rythme, dans votre vie, et vous laissez passer.

C’est ce qui vous est arrivé ?

 

Oui, c’est ce qui m’est arrivé. C’est ce petit fourmillement, cette incompréhension, ce « Je n’ai pas compris, qu’est-ce qu’il s’est passé ? » qui m’intéresse. Le propos de mon livre c’est celui-là. Soit vous le voyez et vous allez comprendre complètement différemment le livre, soit vous ne le voyez pas et vous sortez avec cet arrière-goût. Ça m’a vraiment fascinée, et j’ai eu la chance d’être beaucoup lue par les blogueurs, Les 68 premières fois en particulier. Chacun faisait un rapport de sa lecture et chacun, sans le savoir, me faisait un autoportrait de ce rapport à ce thème fondamental, ce souvenir qui revient et qu’on ne veut pas forcément voir. Socialement parlant c’est un tabou énorme, ça a du mal à être entendu.

C’est à la fois intrigant et effrayant. Comme vous le disiez, la lecture et l’écriture sont des jeux, et on a envie d’aller chercher la clé de cette énigme-là.

 

Mais qui vous a dit qu’un jeu c’était innocent ? C’est ce que je vous disais tout à l’heure : cette histoire de la vitre, elle va dans les deux sens. Les blogueurs par exemple sont aussi dans cette dynamique de la vitre, ils disent et mettent en scène des choses d’eux-mêmes. Et puis c’est chouette que les gens lisent et qu’ils lisent une diversité de livres très grande, même si parfois ils ne sont pas chez eux. Ça m’intéresse vraiment beaucoup, de voir comment on peut déplacer. Face à des esthétiques qui sont très huilées, formatées, dans la représentation du corps, de la femme, des sexualités... on a des choses qui sont extrêmement standardisées. Je veux voir comment on peut mettre des bombes là-dedans... et qu’on peut passer complètement à côté.

Moi je l'ai oublié mais mon corps jamais, il s'en est toujours souvenu.

Ce souvenir-là est remonté en écrivant ?

 

Oui, c’était vraiment une amnésie. J’ai complètement oublié. C’est ça qui est intéressant narrativement. Moi je l’ai oublié mais mon corps jamais, il s’en est toujours souvenu. On est dans un langage du corps, dans un récit du corps. Le corps raconte, on ne peut pas écouter ce qu’il dit mais il a une langue, ou une mémoire en tout cas.

Ça a changé des choses pour vous Hors Concours ?

 

Oui ça a changé des choses. C’est un prix que j’ai trouvé bien pensé, intéressant, d’abord pour son focus sur l’édition indépendante, qui représente le lieu du risque. S’il y a un endroit où le risque peut encore exister à tous les niveaux et où on peut faire différemment, pas dans le standard, c’est vraiment dans l’édition indépendante. C’est un choix d’être éditée dans ce circuit- là. C’est un lieu du singulier. La Contre allée est vraiment une belle maison d’édition, qui fait entendre des voix et des histoires à la fois singulières et collectives. On peut se retrouver dans l’histoire des autres, c’est une chambre d’écho. Le prix Hors Concours a réussi à organiser une petite armée de gens qui font leur bataille pendant longtemps. Beaucoup d’éditeurs indépendants ont ramé pendant des années pour se faire un petit sillon, pour articuler une identité dissemblable du main stream et finalement il y a une grande solitude dans ce combat : on sait qu’on se bat contre des machines financiarisées, internationales qui rafleront tous les prix. Là on prend les choses par l’autre bout, plutôt que d’être dans la plainte, on prend les choses du côté de l’action et du collectif.

C’est un terrain à conquérir ?

 

Oui, bien sûr, et c’est non seulement du côté des éditeurs, mais aussi du côté des prescripteurs. Les quelques 500 personnes de l’Académie des lecteurs sont des gens vraiment intéressants, des libraires, des blogueurs, des bibliothécaires, des lecteurs fins qui ont envie de soutenir des choses... il y a un maillage très intelligent dans cette conception. Et le fait qu’il y ait une ouverture vers l’éducation c’est puissant, ça permet de faire entendre une autre voix dès l’école. Pour moi il y a deux grandes choses importantes, outre les médias présents, Ernest, Causette, France Inter, La Grande librairie, Le Parisien, il y a l’Institut français qui est partenaire et c’est assez fou. Mon petit bouquin paru dans une petite maison d’édition de Lille a été présent à travers Culturethèque, présent dans tous les Instituts français du monde, c’est un truc dingue quand même. Et puis tout ça crée un lectorat sur lequel je sais que je peux m’appuyer. Quand on est audacieuse, qu’on a envie d’écrire un deuxième livre peut-être encore plus bizarre que le premier, c’est bon de savoir que derrière il y a au moins 500 prescripteurs qui seront curieux de ça.

À suivre...

 
 
Entretien avec Isabelle Motrot

Entretien avec Isabelle Motrot

Entretien avec Irma Pelatan - Première partie

Entretien avec Irma Pelatan - Première partie